Les puits de Ferrières
place Saint-Fiacre |
place Saint-Fiacre |
"Du notariat aux milieux libertaires"
Un Ferriérois
à Paris
Paul Jouy
Paul Eugène Jouy est né le 7 avril 1847 au 41 Grande-rue à Fontainebleau où son père Eloy-Eugène Jouy, fils de cultivateurs de Villenauxe-la-petite en Seine-et-Marne, était greffier de la justice de paix. Sa mère, Adèle Delon appartenait aux familles les plus considérées de Ferrières : petite fille par son père de Sylvestre Delon le maire de Ferrières durant le Consulat et l’Empire, et par sa mère de Nicolas Charles Besnard, le dernier des grands dynastes marchands tanneurs de Ferrières installé rue de Bourienne.[1] Le père d’Adèle, François Delon, après avoir travaillé avec son beau-père avait quitté la tannerie pour devenir régisseur du château des ducs d’Epernon à Fontenay-Trésigny. A la mort de Nicolas Charles Besnard (28 novembre 1844), Adèle Delon tourne définitivement la page des tanneries familiales et achète la maison de feu Maître Guyon, notaire Grande-rue à Ferrières (aujourd’hui N° 8) où s’installe sa mère Elisabeth Besnard et où naîtra sa fille Eugénie.
Adèle Delon |
Eloy Eugène Jouy |
Pithiviers
En 1853, Eloy-Eugène quitte Fontainebleau pour s’installer comme commissaire-priseur à Pithiviers. C’est là que Paul passe son enfance avec sa sœur Eugénie. Tout naturellement, il marche sur les pas de son père, et il devient clerc de notaire. A ses vingt ans, il passe le conseil de révision à Orléans et tire un bon numéro qui lui permet d’échapper à l’armée active et d’être affecté dans la nouvelle Garde Nationale Mobile crée par l’Empereur Napoléon III. En août 1870, lors de la mobilisation de la Garde nationale, il est « maintenu dans ses foyers » comme « soutien de famille »[2] et échappe ainsi aux épreuves de ses camarades du 5ème bataillon de mobiles du Loiret[3].
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Jeanne Deflou |
Jules Vallès, Séverine, André Gill
Qu’est-ce
qui va transformer ce jeune fils de notable d’une petite ville du Gâtinais en
un journaliste parisien militant radical de la Cause Sociale ? Paul gagne Paris en 1882 et s’installe 121 rue
de Lille. A quelques pas de chez lui de l’autre côté de la Seine, rue Villedo
vient de s’installer une jeune cousine ferriéroise, de neuf ans sa cadette avec
laquelle il est très lié, Jeanne Deflou[4],
fille d’un avocat ferriérois, brillante bachelière qui revient d’un long séjour
en Angleterre où elle a beaucoup fréquenté les cercles féministes britanniques.
Le Parlement vient de voter en 1879 et
1880 l’amnistie des Communards, et ceux qui s’étaient réfugiés à Londres
peuvent désormais revenir en France. Parmi eux, Jules Vallès[5]
qui va relancer en 1883 son journal « Le Cri du Peuple » avec l’aide
de Séverine[6].
Ils embauchent Paul Jouy comme administrateur. Cette rencontre est décisive, une
très profonde amitié va désormais l’attacher à Jules Vallès et Séverine.
"A Paul Jouy, souvenir de camarade" |
Jules Vallès et sa dédicace d’un de ses livres à Paul Jouy :
Il se lie alors aussi très étroitement avec le peintre et caricaturiste André Gill[7] dont il fait connaissance par l’intermédiaire de Jules Vallès. Gill était connu notamment pour la qualité et la virulence de ses caricatures au service de ses combats pour la république ; lui et Vallès avaient été longtemps compagnons de route et s’étaient retrouvés au retour de Vallès en France. Mais atteint de paralysie générale[8], Gill a sa première crise de folie en octobre 1881 et est de nouveau interné en mai 1882. Paul Jouy fait partie du conseil de tutelle et l’accompagne jusqu’à sa mort le 1er mai 1885. Puis deux ans plus tard, il œuvre activement avec Séverine pour le transfert du corps de Gill au Père-Lachaise. Le journaliste Mermeix[9] écrira à cette occasion: « Monsieur Paul Jouy, membre du conseil de tutelle de Gill, est le seul, de tous ceux qui composaient ce conseil, qui ait fait son devoir et même plus que son devoir, envers le caricaturiste, avant comme après sa mort. »[10]. En 1894, Paul Jouy sera à l’initiative de la campagne menée par Séverine et Aristide Bruant pour donner le nom d’André Gill à une rue en création à Montmartre[11].
Jules Vallès meurt le 14 février 1885. Le cri du peuple continue sous la direction de Séverine, mais très vite de vives querelles, idéologiques et personnelles, apparaissent au sein du journal et Séverine est amenée à le quitter en août 1888. Paul Jouy l'accompagne et devient un temps administrateur de la Cocarde, le journal d'inspiration boulangiste créé par Georges de Labruyère(12), le compagnon de Séverine.
André Gill,
photo dédicacée : « De vice à vice Jouy gastronome And. Gill
libidineux » |
Le
18 novembre 1890, un général des services secrets russes est assassiné à Paris par
un militant russo-polonais, Stanislas Padlewski[13].
L’assassin dans sa fuite est mis en contact avec Séverine et Georges de
Labruyère qui mettent en place une cavale rocambolesque. Georges de Labruyère,
connu pour son goût et son habileté pour le duel, en prétexta un pour se rendre
en Italie accompagné de deux témoins et de son médecin personnel. Le médecin
n’était autre que Stanislas Padlewski déguisé ; l’un des deux témoins
était Paul Jouy. Pendant que la police française croyait être sur la piste de
Padlewski en Espagne, puis en Belgique, le quatuor prenait tranquillement le wagon-lit
pour l’Italie, passait sans histoire la frontière à Modane, et accompagnait
ainsi Padlewski jusqu’à Turin, puis tout aussi tranquillement nos trois hommes
revenaient à Paris. Quelques jours plus tard, Georges de Labruyère publie dans
le journal l’Eclair[14],
un long récit de ce voyage « Comment j’ai fait évader Padlewski ».
L’affaire fait grand bruit, la police française est ridiculisée, les
discussions entre la France et la Russie pour l’ alliance entre les deux pays sont
compromises…
Georges
de Labruyère est arrêté le lendemain ; condamné le 25 décembre à treize
mois de prison ferme, il est acquitté en appel le 19 janvier 1891 faute
d’élément prouvant que le faux médecin était bien Padlewski. Il avait en outre pris
soin de dédouaner ses deux témoins en affirmant qu’ils n’étaient pas informés
de la mascarade et croyaient réellement l’accompagner pour un duel en ignorant
l’identité réelle de son soi-disant médecin. Paul Jouy ayant déclaré ne pas
reconnaître son compagnon de voyage dans la photo de Padlewski qui lui fut
présentée, ne fut donc pas inquiété.
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« M.
Paul Jouy est un homme d’une quarantaine d’année, blond, à la mine fleurie ;
ses yeux bleus à la prunelle fixe luisent derrière le binocle. La
caractéristique de la physionomie est l’impassibilité absolue .»
Et
il l’interroge :
« Alors,
vous ignoriez vraiment quel personnage vous accompagniez ? Vous supposez
bien qu’on, ne vous croira pas.
-
On
croira ce qu’on voudra..… Pourquoi aurions-nous douté de l’identité du médecin
qui nous accompagnait ? …..
« Maintenant
que vous savez quel est l’original compagnon de voyage que M. de Labruyère vous
a adjugé, quelle est votre opinion ?
« Lui
froidement :
-
Je
pense que les meurtriers ont l’air bien honnêtes… ».
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Séverine |
Paul
Jouy, dans sa vie journalistique n’a eu que des responsabilités administratives
et juridiques ; il n’a jamais écrit d’article même s’il a probablement été
quelques fois l’inspirateur de ceux de Séverine, mais parallèlement, il
s’essaya dans les années 1890 à la création littéraire, publiant notamment dans
le Phare littéraire[20]
quelques poèmes et nouvelles, et participant aux concours littéraires de cette
revue qui lui valurent en 1895 une médaille d’argent et une médaille de bronze,
petits textes sans prétention, aux qualités littéraires modestes, bien dans le
style de l’époque, et reflétant une sensibilité très développée à l’égard de la
souffrance, de la misère et du malheur[21].
Le retour à Ferrières
Aux
alentours de 1900, Paul Jouy atteint de la syphilis décide de mettre fin à sa
vie parisienne. Toujours célibataire, il vient alors s’installer à Ferrières. Son
père était mort depuis longtemps, sa mère meurt en 1900, son beau-frère Léopold
Louisse meurt en 1904. Paul Jouy partage alors avec sa sœur Eugénie la maison du
8 Grande-rue. Il retrouve dans le cadre familial du village des cousins qui nonobstant
les divergences idéologiques partageaient hier sa vie parisienne et aujourd’hui
sa vie ferrièroise : Jeanne Oddo-Deflou[22],
qui préside le Groupe Français d'Etudes Féministe qu’elle a créé en 1898 et qui
notamment contribue activement avec Séverine et d’autres militantes aux
articles du journal La Fronde[23],
Augustin le frère de Jeanne, bonapartiste convaincu qui avec son journal
l’Autorité[24]
tente désespérément de ralentir le déclin de ce courant politique, et le jeune Maurice Pujo[25]
qui vient, au grand regret de ses trois cousins, de prendre une orientation
radicalement différente en co-fondant l’Action Française en 1899.
Paul
Jouy décède le 19 avril 1913 à son domicile et est inhumé au cimetière de
Ferrières au côté de ses parents.
François Petit
Sources : Archives
départementales numérisées du Loiret et de Seine-et-Marne. Journaux de l’époque
numérisés in Gallica ou Rétronews. Familles de Ferrières.
Bibliographie : Bernard
Lecache, « Séverine », NRF 1930. Evelyne Le Garrec, « Séverine une
rebelle », Le Seuil 1982. Jean Valmy-Baisse, « André Gill
l‘Impertinent », M. Seheur, 1927, réédition présentée
par Jean Frapat, Le Félin 1991. Charles Fontane, « Un Maître de la
caricature André Gill », l’Ibis, 1927.
Photographies : Bibliothèque
et allbum personnels de Paul Jouy, archives privées. ©Tous droits réservés.
Paul Jouy, dessiné par André G |
[1] Cette
tannerie située entre la rue de Bourienne et la place du Four était encore
visible en 2003, année où elle fut rasée dans le cadre de la rénovation du
quartier.
[2] Son père
est probablement déjà malade, et décède à Ferrières en 1872.
[3] Le 5ème
bataillon est celui de Pithiviers ; une partie paiera un lourd tribut à la
défense de Paris, l’autre partie contribuera à former le 73ème
régiment des mobiles du Loiret qui sera de toutes les batailles de la 1ère
armée de la Loire puis de l’Armée de l’Est. Cf Registres
matricules et Revue d’Histoire du Gâtinais, Société d’Emulation de
l’Arrondissement de Montargis, N°181 – juin 2020.
[4] Jeanne
Deflou ép. Oddo, née à Ferrières en 1856, décédée à Meudon en 1939, bachelière
es-lettres et es-sciences, une des premières femmes franc-maçonnes, militante
féministe, fondatrice en 1898 du Groupe français d’études féministes qu’elle a
dirigé de longues années en en faisant le pôle de référence des principales
organisations féministes européennes du début du XXème siècle. Cf Chronique de
l’ARF N°3 in Revue d’Histoire du Gâtinais, Société d’Emulation de
l’Arrondissement de Montargis, N°181 – juin 2020.
[5] Jules
Vallès, 1832 -1885. Militant socialiste infatigable, il s’oppose en 1871 au
Gouvernement provisoire de la République et prend une part active à la Commune
de Paris, créant alors le journal Le Cri du Peuple. Condamné à mort, il se
réfugie en Angleterre. Il rentre en France à la faveur de l’amnistie des
Communards en 1880 et fait reparaitre Le Cri du peuple avec l’aide de Séverine
en 1883. Il meurt du diabète en 1885.
[6]
Caroline Rémy, dite Séverine, 1857-1929. Soutien de Jules Vallès, elle fut en
1885 la première femme directrice d’un journal quotidien, puis en 1888 la
première femme journaliste vivant de sa plume. Mariée au docteur Adrien Guebbhard
qui porta financièrement le Cri du peuple, elle le quitta pour vivre avec le
journaliste Georges de Labruyère. Elle fut toute sa vie une infatigable
militante socialiste, féministe et libertaire.
[7]
Louis Alexandre Gosset de Guines, dit André Gill, 1840-1885. Peintre et
caricaturiste républicain très engagé, redoutable pamphlétaire par le dessin ;
atteint de folie dès 1881, il meurt interné à l’asile de Charenton. Son corp
sera transféré au Père Lachaise en 1887.
[8] Nom
alors donné à une forme de la syphilis tertiaire marquée par des pertes totale
de conscience et des crises de folie délirante.
[9]
Gabriel Terrail, dit Mermeix, 1859-1930, journaliste et écrivain proche des
milieux socialistes, député boulangiste en 1890.
[10] La
France, 17 octobre 1887, rubrique « Paris au jour le jour, in
Gallica-Retronews.
[11] L’Echo
de Paris, 25 mai 1894, in Gallica. Cette rue existe toujours, ornée d’un buste
d’André Gill.
[12]
Georges Poidebard de Labruyère, 1856-1920, engagé à 14 ans dans l’armée
parisienne pendant le siège de Paris en 1870. Il quitte l’armée en 1877 pour
devenir journaliste et entre en 1885 au Cri du peuple dirigé par Séverine dont
il partagera longtemps la vie. Particulièrement redouté pour son habileté dans
les duels au sabre dont il était coutumier.
[13] Stanislas
Padlewski, 1857-1891, fils d’un officier polonais mort dans les geôles russes
après l’échec de l’insurrection de 1863. Proche des milieux nihilistes et
anarchistes russes, il se réfugie en France en 1886. Il se suicide en 1891 à
San Antonio au Texas où il s’était installé après sa cavale.
[14] Le 14
décembre 1890, in Gallica-Retronews.
[15] In Gallica. Interview par
Jules Huret. A noter que c’est par erreur que Paul Jouy est
présenté dans l’interview comme le frère du chansonnier Jules Jouy. Les deux
hommes n’avaient en commun qu’une amitié liée à la fréquentation des mêmes
milieux. Jules avait dédié à Paul son poème
d’hommage à André Gill (poème du 8 mai 1887 publié par le Grillon en octobre
1912, in Gallica), mais Paul, dans une brouille passagère avait tenu à se
démarquer publiquement de son homonyme (La Cocarde 10 octobre 1888 ; La Croix 11
octobre 1888 ; in Gallica).
[16] L’Eclair,
16 janvier 1896 in Gallica-Retronews.
[17] Le
Journal, 15 septembre 1895 in Gallica.
[18] Le
Journal, 8 février 1896, joli article inattendu sur la Cause animale.
[19] La
Libre parole, 23 février 1896, in Gallica-Retronews.
[20] Dirigé
par Gyp de Nixo, le Phare littéraire a été de 1887 à 1895 une des principales
revues littéraires parisiennes ouvrant très largement ses feuilles aux
écrivains débutants ou amateurs, et organisateur de concours très courus et
reconnus pour la rigueur de leur palmarès.
[21] Le
Phare littéraire, 1892-1893, p. 1067, 1083, 1130, 1212, 1312, 1349, in Gallica.
[22] Cf note
n°3. A Ferrières, elle et son frère Augustin habitent rue des charrières.
[23] Créé en
1897 par Marguerite Durand, la Fronde, journal entièrement conçu et dirigé par
des femmes, accueille les écrits des femmes de tous bords sauf ceux antisémites :
l’affaire Dreyfus commence à se faire sentir.
[24] Créé en
1885, l’Autorité est le dernier grand journal bonapartiste pesant encore dans
la vie politique française au début du XXème. Il disparait en 1914.
[25] Maurice
Pujo, né à Lorrez-le-Bocage en 1872, décédé à Ferrières en 1955. Philosophe et
à ses débuts républicain gauchisant, il réagit en 1898 à l’affaire Dreyfus en changeant
totalement d’orientation et il fonde avec Henri Vaugeois l’Action Française, mouvement
ultra-nationaliste qui deviendra monarchiste sous l’impulsion de Charles
Maurras et sera une des composantes majeures de l’extrême-droite sous la
troisième République. Habite à Ferrières rue Neuve des forges.