lundi 29 mai 2017

Conférence Pierre de Felice: Mille ans d'astronomie et de géophysique d'Aristote au Haut Moyen-Age

 

Conférence à l'ARF de Ferrières en Gâtinais le 17 octobre 2015

Mille ans d'astronomie et de géophysique d'Aristote au Haut Moyen-Age

 
 

Avant de parler des connaissances en astronomie et géophysique de l’Antiquité, je tiens à remercier l’ARF. Cette association ayant appris que la bibliothèque vaticane possédait un manuscrit provenant de l’abbaye de Ferrières en Gâtinais en a acheté une copie, l’a fait traduire et la proposa à l’Harmattan pour publication. Cet éditeur parisien me demanda d’y apporter quelques explications afin que le lecteur puisse comprendre les méandres des calculs du comput. Je fis aussi quelques « nettoyages » des figures altérées par le temps. Plusieurs feuillets de ce manuscrit étaient des copies du De Natura Rerum  d’Isidore de Séville. Je découvris ainsi cet auteur espagnol du Haut Moyen-Age et me procurai le Traité de la Nature, traduction du De Natura Rerum, qu’avait faite Jacques Fontaine et c’est ainsi que je m’intéressai à l’astronomie et à la géophysique des Grecs, des Romains et des auteurs chrétiens des premiers siècles, qui les connaissaient mieux qu’on ne le dit souvent.

Lorsqu’Isidore devient archevêque de Séville, la bibliothèque de cette capitale espagnole est un conservatoire de la culture antique et des travaux des premiers grands auteurs chrétiens. Il utilise cette riche documentation pour donner à l’église chrétienne une solide base intellectuelle. Les œuvres d’Isidore sont utilisées pour l’enseignement des moines. Elles pénètrent assez rapidement en Europe, d’abord en Gaule et en Italie puis en Angleterre et en Germanie.

Le ciel et la terre sont observés depuis la plus haute antiquité. Sans instruments de mesure (si ce n'est l'astrolabe d'Hipparque, à partir du IIème siècle av. JC), Aristote (IVème siècle av. JC), Pline l'Ancien (Ier siècle), Isidore de Séville (VIIème siècle) et leurs contemporains ont tenté d'expliquer et de décrire les phénomènes astronomiques et géophysiques qu'ils observaient en s'efforçant de démythifier le monde.

Comment les connaissances de l'Antiquité se sont-elles transmises jusqu'au Haut Moyen-Age Occidental avant l'invasion arabe de l'Espagne, à l'aide de trois thèmes : le monde, les séismes, la crue du Nil ?

1. Le monde :

Pour Aristote, Pline et Isidore le monde est une sphère unique et parfaite qui contient tous les astres. Pline ajoute que ce serait folie de chercher d'autres mondes. La terre est au centre du monde qui tourne en 24 heures autour de l'axe des pôles qui passe par le centre de la Terre. Les auteurs grec et latin pensent le monde éternel même si Aristote parle parfois de commencement. Les étoiles sont fixées au monde et y ont des positions immuables ; elles tournent avec lui. L'explication de leur éclat diffère d'un auteur à l'autre. Pour Aristote c'est le frottement de l'air qui les échauffe et les rend lumineuses, Pline les croit faites de feu et Isidore pense que c'est le Soleil qui les éclaire, comme il éclaire aussi les planètes. Aristote, Pline et Isidore citent les planètes dans le même ordre ; la plus proche est la Lune puis viennent Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et la plus éloignée, Saturne. Ces planètes tournent autour de la Terre dans un sens opposé à celui du Monde. Les périodes de révolution de Jupiter, 12 ans, et de Saturne, 30 ans, sont très voisines de leur période autour du Soleil. Les périodes attribuées à Mercure, Venus et Mars par Aristote et Pline ne sont pas aussi extravagantes que celles que leur donne Isidore. Cela est très surprenant de la part d'Isidore qui devrait connaître le système de l'astronome grec d'Alexandrie Claude Ptolémée (IIème siècle), car il est cité par Cassiodore (Vème-VIème siècle) auquel Isidore se réfère.

Figure 1 : Représentation schématique de la terre entourée de l’océan.

Dans le Comput de Ferrières : la barre horizontale représente le Nil (ou la mer Rouge) à droite, quelque fleuve russe, le Don ou la Volga, à gauche. La barre verticale du T est la Méditerranée avec la mer Adriatique. Les îles grecques sont les rectangles blancs dans lesquels sont les lettres EUROPA. Au bas les flammes blanches représentent peut-être les îles Britanniques. Les textes latins de la partie ASIA rappellent que les fils de Sem habitèrent l’Asie, dans la partie inférieure gauche habitent les fils de Japhet et dans la partie inférieure droite les fils de Cham.

La figure d’Isidore de Séville est beaucoup plus sobre. On remarque que dans les deux figures l’Orient est au haut.

2. Les séismes

Aristote, Pline et Isidore expliquent les tremblements de terre par le même processus, le vent s'accumule dans les cavernes du sol et en sort violemment en faisant trembler la terre. Comme Aristote, Pline affirme que le tremblement de terre se ressent plus souvent la nuit que le jour, et plus souvent à midi qu'aux autres heures du jour. C'est cette accalmie du vent qui explique la fréquence des tremblements de terre durant les éclipses de Soleil et de Lune. Pline rapporte qu'on a observé que les villes qui ont un réseau d'égouts étendu, de nombreux puits, des soupiraux, souffrent moins que d'autres des tremblements de terre car le vent peut y emprunter tous ces orifices pour s'échapper du sol.

Figure 2 : Représentation de la terre au centre des figures.

Le Comput de l’abbaye de Ferrières en Gâtinais (Xème siècle) reproduit, l’une des figures du Traité de la Nature d’Isidore de Séville représentant la Terre entourée des 7 cercles (souvent appelés ciels) parcourus par les planètes. On retrouve une figure presque identique dans un manuscrit de l’abbaye du Mont St Michel, datant du XIIème siècle.

Dans le Traité de la Nature, Isidore de Séville représente en son centre une figure avec la mention terra alors que dans le comput le centre est en noir.


Figure 3 : Les quatre saisons, leurs caractéristiques climatiques et le point cardinal associé.

On lit : en haut Ver (printemps), au-dessous Oriens, et, de part et d’autre, humidus (humide) et calidus (chaud) ; à droite on lit aestas (été), au-dessous meridies (sud), et, de part et d’autre, calidus et siccus (sec) ; au bas on lit automnus (automne), au-dessous occidens (occident), et, de part et d’autre siccus et frigidus (froid) ; à gauche on lit hiemis (hiver), au-dessous septentrio (nord) et de part et d’autre frigidus et humidus.

3. La crue du Nil

Aristote s'intéresse à la crue annuelle du Nil dont il disserte dans un ouvrage dont on ne possède qu'une traduction en latin datant du 13ème siècle. Il aurait enjoint à son parent Callisthène (environ 360- environ 327 av. JC) d'accompagner une équipe de savants envoyés en mission vers l'Éthiopie par Alexandre de Macédoine, et ce serait les observations de ce parent qu'Aristote rapporterait dans cette œuvre perdue. Les nuages des régions septentrionales poussés par les vents étésiens heurtent les monts d'Éthiopie où ils donnent des pluies abondantes depuis avril jusqu'en septembre et ce sont ces pluies qui provoqueraient la crue du Nil.

Pline propose plusieurs explications de la crue du Nil :

1° les vents étésiens soufflent en sens inverse de son cours, le repousse et font monter la mer dans son embouchure ;

2° le Nil est grossi par les pluies d'été sur l'Éthiopie où les vents étésiens ont porté les nuages du reste de la Terre ;

3° il existe une source dans la terre, et lorsqu'elle est échauffée par le Soleil, en été, il en sort le Nil ;

4° en hiver le Soleil se trouve au sud et évapore l'eau du Nil tandis qu'en été, le Soleil étant au nord, il ne l'évapore plus.

Pline ajoute que si la hauteur de la crue ne dépasse pas 12 coudées c'est la famine tandis que si elle dépasse 16 coudées c'est l'abondance.

Isidore propose lui aussi une explication de la crue annuelle du Nil. Celle-ci débute au voisinage du solstice d'été et s'achève à la fin d'octobre. Ce sont les vents étésiens qui provoquent régulièrement ces crues. Ces vents naissent en mai. Leur souffle d'abord faible augmente de jour en jour. Ces vents s'opposent à l'écoulement du fleuve dans la mer à son embouchure occidentale, ils contribuent à y construire des bancs de sable qui arrêtent les flots du Nil. Celui-ci gonfle alors et il est contraint de retourner en arrière. L'accumulation de ces flots fait déborder le Nil sur l'Égypte. Lorsque les vents étésiens se calment et que les bancs de sables sont rompus, le fleuve regagne son lit.

Plus de mille ans avant Isidore de Séville cette explication était rapportée par Hérodote qui la tenait de Thalès (qui était allé en Égypte et y avait notamment mesuré la hauteur de la grande pyramide). Mais Hérodote l'écarte car, dit-il, souvent les vents étésiens ne soufflent pas et le Nil ne déborde pas moins. Il se fait l'écho de deux autres explications : l'eau de la crue viendrait du grand fleuve ou océan qui entoure le monde (qui ne serait pas salé) ou encore la crue serait due à la fonte des neiges des monts d'Éthiopie, explication qu'il réfute comme la première. Il propose ensuite sa propre explication : en hiver le Soleil est au sud et il absorbe en l'évaporant l'eau du Nil dans son cours supérieur, tandis qu'en été le Soleil étant au nord, le débit du fleuve est normal. On remarque qu'Hérodote n'explique pas la crue de l'été mais l'étiage de l'hiver.

L'explication d'Isidore avait encore cours au début du XIXème siècle. On la trouve sous la plume d'Honoré Flaugergues (1755-1830), astronome et météorologiste amateur, alors que l'Encyclopédie de Paris, 50 ans avant Flaugergues affirme que la seule cause de la crue annuelle du Nil, ce sont les pluies qui tombent depuis l'équinoxe de printemps jusqu'au solstice d'été (la mousson de sud-ouest) sur les monts d'Ethiopie. C'est encore cette explication qui a cours aujourd'hui.

Conclusion

Aristote cherche à comprendre le monde ; la divinité n'intervient pas à tout instant, tout a une cause, tout peut s'expliquer rationnellement, même si tout émane de Dieu dont la puissance est infinie.

Comme l'a écrit Buffon, Pline a tout lu et tout décrit. Il accorde une si grande confiance aux récits des explorateurs qu'il admire tant qu'il n'essaye pas de trier le vrai de l'impossible parmi leurs descriptions.

Isidore de Séville n'a pas l'esprit de système et se garde bien de prendre parti. Il voit la main de Dieu à l'origine de tous les phénomènes naturels. Si les planètes tournent dans un sens opposé à celui du monde c'est pour que celui-ci ne tourne pas trop vite au risque de s'anéantir.

L'eau (gelée) qui se trouve dans le ciel est là pour rafraichir les extrémités de l'axe du monde qui sans elle, finiraient par s'échauffer à force de tourner. Ce parti finaliste est, semble-t-il, ce qui distingue Isidore de Séville des auteurs antiques, beaucoup plus qu'une moindre connaissance de l'astronomie, de la météorologie et des sciences de la Terre.

          Pierre de Félice

 
Ce texte est un condensé de cette conférence établi par Madame Bonnefoy en février 2016, la présidente de l'ARF, peu avant son décès. 
 

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